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SUR LES RAILS DE

L'HISTOIRE

Rails & histoire, l'Association pour l'histoire des chemins de fer vous propose de plonger dans l'histoire des chemins de fer au travers de nombreux domaines (législatifs, techniques, commerciaux etc...).Ces thèmes et dossiers seront amenés à évoluer au fil du temps : regroupements ou nouvelles déclinaisons pour les premiers, enrichissements pour les seconds.

Roger Ferlet (1903-1983), directeur emblématique de La Vie du Rail

Directeur de Notre Métier puis de La Vie du Rail de 1949 à 1966, Roger Ferlet a été l’artisan du succès du journal qui, au moment de son départ en retraite, revendiquait quelque 250 000 abonnés et un tirage de 289 000 exemplaires, faisant jeu égal avec les hebdomadaires les plus en vue de son époque. Cette réussite est due autant à ses qualités managériales qu’à ses talents d’homme de lettres. Ses relations suivies avec les milieux littéraires et journalistiques ont permis au journal de faire oublier son essence corporative pour s’imposer comme un organe susceptible d’intéresser un plus large public. La Vie du Rail dans les salles d’attente des médecins, ce n’est une légende.


Roger Ferlet (LVDR n° 1884, 10 mars 1983)



Ardéchois d’origine, Roger Ferlet est né le 2 octobre 1903 à Lyon, ville d’adoption de son père, mécanicien de route au dépôt de Vaise de 1899 à 1922. Entré à l’Ecole centrale lyonnaise grâce à une bourse du PLM, il en sort en 1923 en tant qu’ingénieur[1]. Après avoir rempli ses obligations militaires comme sous-lieutenant au 54e régiment d’artillerie de campagne stationné à Lyon (du 13 novembre 1923 au 7 novembre 1924), il débute sa carrière professionnelle, toujours dans sa ville natale, comme employé chez l’entrepreneur Favat, puis comme conducteur de travaux à l’entreprise Générale d’Electricité Collet frères et Cie, et enfin comme répartiteur d’atelier aux Etablissements Berliet. Il intègre le PLM le 16 février 1925 en qualité de journalier temporaire de bureau à l’arrondissement Voies et Bâtiments de Nevers, puis, à partir du 1er mars 1926, comme dessinateur au 4e arrondissement Voies et Bâtiments de Lyon (bureau des Etudes). Lors de son départ en retraite en 1967, il rappellera, qu’enfant, il décortiquait les carnets des marches des trains que lui apportait son père deux fois par an. Des problèmes de vue l’empêchèrent de briguer la filière Traction à laquelle il aspirait.



Ingénieur, journaliste, écrivain, publicitaire


Le Grand élan à la robe claire (roman, 1935)


Mais sans doute aspire-t-il déjà à une autre orientation : « Les fastidieuses besognes des débutants ne le découragèrent pas, rapportera Louis Geoffroy[2] quelques années plus tard, mais pour en tromper la monotonie, il organisa sagement ses loisirs, les consacra à l’étude, apprit à écrire. On le vit faire alors ses premières armes dans le journalisme. » De fait, au début des années 1930, il collabore à divers titres de la presse régionale (Tout-Lyon, le Lyon républicain, Le Mémorial de Saint-Etienne, etc.) et apporte sa contribution à Technica, le bulletin mensuel de l’Association des anciens élèves de l’Ecole centrale lyonnaise, pour lequel il produit en 1932-1933 plusieurs papiers consacrés à la Suède[3]. Son pays de prédilection puisque c’est là qu’il fait connaissance de Tyra Svensson, fille d’un inspecteur des chemins de fer royaux de l’Etat de Suède, qu’il épouse le 13 février 1933[4].


En octobre 1935, il publie chez Plon son premier roman, Le Grand élan à la robe claire, dont l’action se passe tour à tour sur la Côte-d’Azur et dans les régions montagneuses du nord de la Suède. Œuvre favorablement accueillie par la critique, à commencer par celle de ses condisciples par le biais de Technica : « C’est, à la fois, un attachant roman d’amour, une étude pénétrante de l’âme féminine suédoise, le plus instructif des ouvrages documentaires, et, sous une forme délicatement poétique, une œuvre qui élève l’esprit et fait penser. Nous n’avons pas à présenter Roger Ferlet aux lecteurs de cette revue : si à beaucoup d'entre eux il apparaît surtout comme le plus dévoué et le plus charmant des camarades, tous ont apprécié les articles parus ici même sous sa signature […]. De tout cœur, nous souhaitons à Roger Ferlet tous les succès mérités par son talent et son attachante personnalité » (n° 31, septembre 1935). La rubrique « Lectures » du Bulletin PLM s’en fait également l’écho sous la plume de Charles Dambies. Après avoir reconnu que l’auteur lui était inconnu et que le titre du roman le laissait dubitatif, il finit par reconnaître qu’il y avait dans cet ouvrage « beaucoup de finesse psychologique ». Préjugé favorable pour un homme du sérail ? Non pas : « Tel était mon jugement sur ce livre, poursuit Dambies, lorsque le hasard m’a fait découvrir dans son auteur un agent du Service de la Voie de Lyon. A l’impartialité du compte rendu déjà écrit, il m’est très agréable d’ajouter, en post-scriptum, que le Bulletin est heureux de signaler à ses lecteurs l’œuvre de l’un des leurs » (n° 43, janvier 1936).


Mais plus que ce premier roman, c’est l’écriture d’un opuscule consacré au rôle de la publicité dans le monde moderne, La force de la propagande, essais de psychologie appliquée, qui va décider de sa nouvelle orientation professionnelle. Publié en avant-première par épisodes comme supplément à la revue Technica de juin 1935 à avril 1936, il fait l’objet d’un tirage indépendant par la Librairie des Sciences Girardot et Cie (Paris) à l’automne 1936. Abondamment signalé par la presse, il est présenté comme « un véritable cours de publicité clair, précis, rempli d’idées nouvelles et de points de vue originaux », et est appelé à être « pour beaucoup, sinon une révélation, au moins une explication de cette force immense qui commande, à notre insu, la plupart de nos actes : la propagande » (La Publicité, journal technique des annonceurs, novembre 1936). De quoi attirer l’attention de la direction du PLM qui, à la lecture de Technica, lui propose d’intégrer son bureau de la Publicité à Paris, chose faite au 1er janvier 1936 en qualité de contrôleur technique. Mieux, il est versé presque aussitôt au Service commun de publicité des Grands Réseaux.


C’est au lendemain de sa mutation qu’il rencontre pour la première fois Louis Geoffroy, à qui il apporte un exemplaire de son travail, le début d’une amitié indéfectible. Celui-ci en signale la parution dans Le Bulletin PLM de septembre 1936 : « Certains lecteurs penseront sans doute que son nouveau et excellent livre sur "la force de la Propagande" n’a peut-être pas été étranger à cette affectation et ils n’auront pas tort. C’est à un véritable inventaire de tous les rouages de la publicité que M. Ferlet s’est livré. Inventaire des plus instructifs, plein de renseignements, de conseils et de rappel précieux, autant pour ceux qui jonglent avec la publicité que pour tous ceux qui ne savent pas encore la manier. »


Pour la petite histoire, précisons que Ferlet participa aux deux concours de « slogans » annoncés par le PLM en mars 1935 et portant, pour l’un, sur un slogan d’ordre très général pouvant accompagner toute publicité faite par le Réseau, pour l’autre, sur un slogan appliqué plus spécifiquement aux sports d’hiver. Rendus au mois de mai suivant, les résultats font apparaître notre homme au nombre des lauréats du deuxième concours, classé en troisième position avec quatre autres candidats (sur 1 196 participants) et récompensé par un prix de 100 francs. La teneur de son slogan ne nous est malheureusement pas parvenue.


A Paris, outre ses impératifs professionnels (il est versé en 1938 au nouveau Service de la Publicité commerciale SNCF en tant qu’Inspecteur), Ferlet continue de collaborer avec la presse généraliste sous la forme de petits textes techniques s’adressant à un large public (exemple, ce papier publié en octobre 1938 par le magazine Jeunesse magazine : « Un laboratoire pour locomotives », consacré au banc d’Ivry) et, plus encore, de critiques littéraires. C’est d’ailleurs à ce dernier titre que Geoffroy lui offre d’assurer la rubrique « Lectures » de Notre Métier, le tout nouveau journal lancé par la SNCF en mai 1938.



Animateur des « Amis de Notre Métier »


Mais un autre challenge l’attend : la création, pour venir en appui de Notre Métier, d’un « club d’amis de la revue » sur le modèle des « Booster-clubs » des chemins américains, ambition que Geoffroy n’avait pu concrétiser dans le cadre du Bulletin PLM. La formation de la Société « Les Amis de Notre Métier » est annoncée en janvier 1939. Elle tient son assemblée constitutive le 15 février en vue du dépôt légal de ses statuts et l’élection des membres de son conseil d’administration, lesquels arrêtent le 24 la composition de son bureau permanent établi comme suit : Président, M. Ferlet ; Secrétaire, M. Blondel ; Trésorier, M. Chasseuil ; Conseillers, Mlles Grange et Boulart, MM Benité, Bertrand, Bourgeat, Falaize, Gau, Gillet et Girod-Emery[5].


Dans son dernier numéro du 15 juillet 1939, entièrement dédié aux œuvres sociales de la SNCF, Notre Métier donne la parole à Ferlet en tant que représentant de l’Association « Les Amis de Notre Métier ». L’occasion pour celui-ci de rappeler une évidence : « Je suis étonné quand je pense qu’il a fallu cent ans de vie ferroviaire pour qu’on songeât à créer une Société pareille à la nôtre, tandis qu’il existe, en dehors de la corporation, des Sociétés agissantes telles que l’Association française des amis des chemins de fer[6]. Et nous, qui vivons du rail comme nos pères en ont vécu – comme nos fils aussi en vivront sans doute – nous, cheminots de tradition, ne serions-nous pas tous des amis du chemin de fer, des Amis de Notre Métier ? » Et de préciser le rôle joué par l’Association auprès du journal du même nom : « Bien que nettement distincts de la Revue, qui possède son organisation propre (Rédaction et Administration), nous voulons favoriser de notre mieux sa diffusion payante, nous surveillons autant que possible la vente au numéro dans les gares, nous entendons faire toute la publicité en notre pouvoir (presse, radio, manifestations), en résumé nous voulons la mettre en avant le plus possible pur qu’elle prospère toujours davantage. Enfin, nous nous tenons en contact suivis avec la Rédaction et nous lui présentons nos suggestions. Nous pensons l’aider ainsi, de numéro en numéro, à s’adapter avec succès aux goûts forcément très divers de ses cinq cent mille lecteurs. »



Les Amis de Notre Métier, 1938


Pour plus de lisibilité, l’Association obtient de Notre Métier un espace dédié au sein de la rubrique « Les renseignements de Notre Métier » qui, sous la têtière « Chez Les Amis de Notre Métier », lui permet de rendre compte de ses activités. Le journal sert également de support aux concours qu’elle organise (annonce, règlement, résultats)[7].

L’adhésion aux « Amis de Notre Métier » est de 12 francs par an, 20 francs pour deux ans et 30 francs pour trois ans. L’Association est hébergée dans les murs du Service Commercial de la SNCF au 54, boulevard Haussmann, à Paris, où elle aménage son « cercle ». Ouvert à tous les cheminots, adhérents ou non, celui-ci se compose de deux vastes pièces abritant une salle de jeux et un salon de lecture. Il est doté, en outre, de tout le matériel nécessaire à la projection de films. Il est, par ailleurs, susceptible d’accueillir des réunions les plus diverses, y compris des départs en retraite ou des vins d’honneur. Un bulletin d’information (n° 1, mai 1939) est distribué à tous les adhérents qui, moyennant 4 francs, sont invités à acquérir un insigne distinctif « d’une sobre élégance » en bronze patiné (bouton ou broche ou breloque) représentant une locomotive, « le symbole de Notre Métier ».



Captivité en Allemagne


La déclaration de guerre à l’Allemagne le 3 septembre 1939 met un frein aux ambitions des « Amis de Notre Métier », le journal étant lui-même réduit à la portion congrue. L’Association entend toutefois poursuivre sa tâche quoique privée de ses principaux animateurs. Eloigné de Paris, le lieutenant Ferlet tient à informer personnellement les adhérents de sa situation et du devenir l’Association en son absence : « Chers Amis de Notre Métier, votre Président est mobilisé et se trouve "quelque part dans l’Est" avec une batterie d’artillerie. Blondel, notre Secrétaire, est lui aussi, "quelque part là-bas" dans un ouvrage de la ligne Maginot, et Chasseuil, le Trésorier, est dans l’artillerie lourde sur voie ferrée. Les membres du Conseil qui ne sont pas mobilisés vont nommer une Commission administrative [puis exécutive] qui assurera la gestion de notre Société pendant la durée des hostilités » (Notre Métier, n° 2, 15 décembre 1939). Le tout premier acte de cette Commission, composée de cinq membres (Président : André Bertrand ; Secrétaire : M. Geoffroy ; Trésorière : Mme Reveillaud ; Assistantes : Mlles Arthaud et Grange), est de voter l’adhésion de l’Association au Comité National de Solidarité des Cheminots affirmant par là son désir de collaborer à la grande œuvre de secours et d’entr’aide de la famille cheminote. Elle se propose, par ailleurs, comme activité principale, d’aider Notre Métier à maintenir le contact étroit avec les cheminots mobilisés, notamment en les pourvoyant, en lectures. Pour ce faire, son nouveau président en appelle à la générosité de ses adhérents : « Nous faisons appel à toutes les générosités que vous pourrez intéresser à notre Service d’envoi de lectures aux cheminots aux Armées. Ajoutons qu’à côté des dons en espèces, nous recevrons avec joie les dons en nature. Vous avez certainement, vous et vos amis, des lots de livres intéressants, mais que vous ne comptez pas conserver dans votre bibliothèque ; vous avez aussi des revues, des illustrés. Ne les laissez pas vieillir sans emplois dans quelque débarra, alors que nous en avons tant besoin pour nos collègues aux Armées » (Notre Métier, n° 5, 15 mars 1940).


Dans l’immédiat, le siège de l’Association est provisoirement transféré dans les locaux de Notre Métier au 88, rue Saint-Lazare par suite de la fermeture temporaire du cercle du boulevard Haussmann. En février 1942, le directeur du Service Commercial de la SNCF, Charles Boyaux décidera de la réouverture de ce dernier. Bien que confié aux bons soins de Bertrand, il sera considéré avant tout comme l’un de ces « Foyers des cheminots » dont chaque grands Services de la SNCF implantés à Paris s’honorent alors de proposer à leurs personnels. Il est accessible aux cheminots chaque jour de 12 h à 14 h – qui peuvent venir s’y reposer, lire ou se distraire avec des jeux mis à leur disposition – et à leurs épouses et enfants en hiver de 14 h à 19 h afin qu’ils puissent profiter du chauffage de l’immeuble.


Pour Ferlet, faits prisonnier au lendemain de l’offensive allemande de mai 1940, commence une longue période de captivité derrière les barbelés de l’Oflag XB de Nienburg-sur-Weser (province de Hanovre)[8]. En juillet 1943, les Renseignements hebdomadaire SNCF est en mesure de donner de ses nouvelles dans son évocation du retour en France de prisonniers rapatriés : « Et tout dernièrement, nous rencontrions, à l’hôpital Charras, de Courbevoie, le rapatrié Tinel, un "non-cheminot" lui aussi. Durant toute sa captivité, il avait été là-bas l’ordonnance d’un de nos collègues, le lieutenant Ferlet, Président des Amis de Notre Métier. Et c’est pour cela qu’il s’était empressé de de nous signaler son rapatriement car il avait à nous transmettre l’amical message de notre collègue, diverses commissions aussi. Par ce modeste agriculteur, heureux d’aller retrouver sa Normandie natale, nous eûmes bien des détails sur l’existence laborieuse de notre ami au camp, sur ses réalisations agricoles - et même apicoles - dans un pauvre petit terrain qu’il a pu aménager à proximité de sa baraque. Malheureusement, le sol est aride, très sablonneux et en dépit des achats d’engrais, les légumes viennent difficilement. Nous apprîmes aussi que notre ami ne travaille pas seulement la terre. Il lit, il étudie, il écrit… et le temps s’écoule ainsi plus vite, pour le plus grand bien du moral[9]. »

Des nouvelles, Geoffroy en reçoit directement depuis plus longtemps. C’est ce qu’il rappelle en 1946 aux lecteurs de Notre Métier, fraîchement resuscité, à l’occasion de la sortie en librairie du second roman de Ferlet, Ardesco : « Mais nous ne cessâmes jamais d’entretenir ensemble une fraternelle correspondance. En écrivant très petit, en recourant aux abréviations, au style télégraphique et à certaines formules combien elliptiques, nous arrivions à nous dire l’essentiel. Il eut l’occasion de me réconforter et, moi aussi, je sais que mes lettres furent précieuses à son moral (même quand elles le firent menacer de punition, parce qu’écrites trop serrées !). Par Genève [via la Croix-Rouge], je reçus, un jour de 1942, un volumineux cahier cartonné : le manuscrit d’"Ardesco". Exposé aux bombardements, ne sachant combien allait encore durer son exil, ni s’il en reviendrait, Ferlet avait joint à son envoi une procuration régulière à mon nom, me donnant tout pouvoir, tant pour traiter à sa place avec les éditeurs que pour modifier si besoin le manuscrit. Cette marque, si totale de confiance m’émut profondément, d’autant plus qu’il s’agissait là d’une procuration générale, valable pour toutes les autres œuvres auxquelles mon ami travaillait et qui allaient également m’être adressées par la Croix-Rouge[10]. » Par prudence, Geoffroy fait transcrire le roman en plusieurs exemplaires, déposés chez diverses personnes, notamment en province. Une démarche fondée, le manuscrit original, présenté à l’exposition organisée par la Croix-Rouge française au Grand Palais – « L’Ame des camps De la vie intellectuelle, spirituelle et sociale dans les camps de prisonniers » – échappant de peu, le 23 août 1944, à l’incendie des lieux par les Allemands lors de la libération de Paris.

En attendant son hypothétique retour, Bertrand, épaulé par Geoffroy, travaille à maintenir la visibilité des « Amis de Notre Métier ». Dans son édition du 10 juillet 1942, les Renseignements hebdomadaires SNCF annonce la publication, sous les auspices de la Commission exécutive de l’Association d’un fascicule, La SNCF parle à son personnel, destiné à être distribué dans tous les Stalags et Oflags détenant des cheminots. Si 1 500 exemplaires sont appelés à prendre la direction de l’Allemagne, quelques centaines d’autres seront proposés à la vente au profit de l’Association, qui reversera une part du prix de vente de chaque volume (20 francs) au Comité National de Solidarité des Cheminots. Ce qu’il contient ? Son sous-titre l’indique : « Causeries professionnelles, sociales et familiales aux cheminots depuis le 25 juin 1940. » En clair, une sélection des éditoriaux des Renseignements hebdomadaires SNCF qui, présentés dans l’ordre chronologique, entend, par la relation des efforts, travaux, mais aussi faiblesses des cheminots en poste, et par les références nombreuses à ceux retenus loin de leur outil de travail, maintenir et renforcer l’esprit corporatif entre les uns et les autres. Le succès rencontré par l’ouvrage conduit à sa réédition en janvier 1943.

Une autre action des « Amis de Notre Métier » est son engagement artistique au sein du Foyer des cheminots du 54, boulevard Haussmann qui, à l’initiative de Bertrand, a pris l’habitude d’offrir chaque mercredi de 13 h à 13 h 30 « une récréation musicale » (concerts de chambre, chants lyriques). Cette démarche conduit l’Association a demandé son affiliation à l’Union artistique des cheminots français (UACF). Dite « des Services Centraux », elle devient, en février 1944, la sixième et dernière de ses Amicales Régionales. Le président en est Ferlet, élu bien que toujours prisonnier. En son absence, l’intérim est assuré par son vice-président, Brisson, Inspecteur au Service Central du Personnel, entré entre-temps au Comité d’exécution de l’Association.



Chef d’entreprise et homme de lettres


L’annonce du bombardement accidentel de l’Oflag XB, le 4 février 1945, par la RAF, laisse craindre un moment que Ferlet soit au nombre des 97 tués, inquiétude vite levée. Cependant, il fait partie des hommes que les Allemands évacuent le 5 avril sur le Stalag de Wietzendorf (au sud d’Hambourg), libéré par les Anglais le 22 avril. Si Notre Métier informe ses lecteurs, le 8 juin 1945, de sa délivrance, il doit attendre la fin de l’été pour être rapatrié. Son appartement partiellement sinistré lors du bombardement de Bécon de 1943, sa résidence ardéchoise incendiée, son épouse, accusée d’y avoir caché des armes, en fuite en Suisse, Ferlet peut compter sur l’appui inconditionnel de Geffroy, qui obtient qu’il soit versé à la Direction du Personnel à compter du 1er septembre 1946[11]. Incorporé à la rédaction de Notre Métier, domicilié depuis fin mars 1946 au 11, rue de Milan, Paris-8e[12], il y récupère notamment, en juillet 1947, « la rubrique des lectures » après une éclipse de plus de huit années. Il n’échappe cependant à personne que son rôle au sein du journal est plus important qu’il n’y paraît. De fait, Geoffroy, confronté à une « pénible et longue maladie », s’en remet de plus en plus à lui. C’est donc tout naturellement, qu’à la suite de son décès, le 20 décembre 1948, il prend la direction de Notre Métier, les fonctions de rédacteur en chef étant assurées depuis le mois de septembre 1947 par Jean Salin, autre transfuge du PLM. Il n’en reste pas moins placé, tout comme Geoffroy avant lui, sous la surveillance d’un Comité de rédaction présidé par le chef adjoint du Service central du personnel de la SNCF, Henri Flament.


Quid des « Amis de Notre Métier » ? A la suite du déménagement de Notre Métier, fin mars 1946, au 11, rue de Milan, l’Association prend ses quartiers au 3, impasse d’Amsterdam, Paris-8e. Dans son n° 135 du 27 janvier 1948, Notre Métier consacre une pleine page à l’assemblée générale des « Amis de Notre Métier » qui s’est tenue le 5 décembre précédent. Cette session, peut-on lire, « a marqué la renaissance, ou plutôt le nouveau départ de la Société après sa quasi-mise en sommeil des années de guerre ». Curieusement, sa présidence n'est plus assurée, à cette date, par A. Bertrand, mais par Joseph Lézer, ancien directeur de la Région du Sud-Est parti retraire en juillet 1946, le premier n’apparaissant plus que comme vice-président chargé de présenter le rapport sur les années de guerre. L’élection du nouveau conseil d’administration confirme d’ailleurs Lézer et Bertrand dans leurs fonctions réciproques. Si Geoffroy est toujours membre du bureau permanent en qualité de conseiller technique, Ferlet disparaît de l’organigramme. Sans entrer dans le détail de ses ambitions, citons comme « premier acte de redémarrage » la publication quelques mois plus tôt d’un « agenda ferroviaire de poche » pour 1948. Tiré à 10 000 exemplaires, vendu par souscription, il offre en 192 pages, outre les pages d’éphémérides habituelles, toute une partie rédactionnelle très documentée (grandes dates du chemin de fer, principales données statistiques de la SNCF, programme d’avenir de la SNCF, etc.). Il sert également de support à un concours destiné à récompenser l’auteur du meilleur article à paraître en 1948 dans Notre Métier. Doté de 10 000 francs, il prend le nom de « Prix Louis Geoffroy » en mémoire, non pas du rédacteur en chef de Notre Métier, mais du « regretté conseiller technique » de l’Association ! Les résultats sont publiés en avril 1949, Henri Lartilleux et Louis Geoffroy se partageant la récompense, le premier pour son article « Le Canada et ses chemins de fer », le second pour celui consacré à « Leclerc et les cheminots ». Deux nouvelles éditions de l’Agenda ferroviaire de poche suivront pour les années 1949 et 1950, les souscriptions pour la dernière (lancées à l’automne 1949) devant être adressées, non plus aux correspondants locaux de Notre Métier comme précédemment, mais directement au 3, impasse Amsterdam à l’ordre de « Pour le rail ». Les références aux « Amis de Notre Métier », s’arrêtent là.


Aux commandes de Notre Métier, Roger Ferlet n’a eu de cesse d’améliorer et de développer l’héritage de son prédécesseur, ce à quoi il parviendra haut la main. Mais ses succès de chef d’entreprise ne doivent pas occulter son action de « communicant » visant à faire connaître le journal hors les murs de l’institution ferroviaire. Pour ce faire, notre homme s’est beaucoup appuyé sur la notoriété que lui a apporté son statut d’homme de lettres. Publié en 1946, son roman Ardesco n’est que le second d’une longue série. C’est d’ailleurs en sa qualité d’auteur reconnu qu’il est promu officier de la Légion d’honneur en 1959[13]. A cette date, il compte déjà à son actif un recueil de nouvelles, Q.U.H., avez-vous une femme à bord ? (1957) et sept romans : Le grand élan à la robe claire (1935), Ardesco (1946), L’amour d’une ombre (1948) ; Véronique Alvernèse (1954), La Madrague (1955), De la soie dans les veines (1956), Valentine (1957)[14]. Une œuvre naissante déjà couronnée par plusieurs prix : le prix du conseil général de l’Ardèche (pour Ardesco), le grand prix du roman de la Société des Gens de Lettres de France (pour Véronique Alvernèse et la Madrague), le prix du roman de la Pensée Française et le prix Paris-Lyon (pour De la soie dans les veines), le prix Sully-Olivier de Serres (pour Valentine), le grand prix littéraire du Tourisme 1962 (pour La terre vivaroise, trilogie regroupant les opus Ardesco, La Madrague et Valentine). Une quinzaine d’autres livres suivront[15].



La mémoire d’Alphonse Daudet


Musée Alphonse Daudet

Une autre raison a guidé la nomination de Ferlet au grade d’officier de la Légion d’honneur au titre de l’Education nationale : son implication dans la mise en valeur de l’œuvre Alphonse Daudet, un sacerdoce qui remonte à 1936 lorsqu’il acquiert le mas de la Vignasse, une ancienne magnanerie, maison de la famille maternelle du père des Lettres de mon moulin, érigée à St Alban-Auriolles, modeste commune ardéchoise. Il n’a eu de cesse depuis de rassembler, avec passion et obstination, documents et objets se rapportant à Alphonse Daudet, jusqu’à faire du mas un véritable sanctuaire consacré à son auteur fétiche, doublé d’un conservatoire des Arts et traditions populaires du Vivarais. Fréquentés sur invitation par nombre de chercheurs, les lieux sont ouverts au grand public le 26 avril 1953 et le musée Alphonse Daudet officiellement inauguré le 6 juillet 1969 en présence de l’écrivain Armand Lanoux. C’est d’ailleurs dans la cour d’honneur du bâtiment que, le 30 avril 1959, Jean Sauvajol, directeur de la Région de la Méditerranée, lui décerne les insignes d’officier de la Légion d’honneur, remise précédée quelques instant plus tôt par celle de la croix de chevalier des Arts et Lettres. A sa mort en 1983, son épouse continuera à maintenir seule le musée avant de se résoudre à le céder en 1990 à la commune, aidée financièrement par le Conseil général. Il a fait l’objet d’une rénovation en 2013. Rien d’étonnant donc à ce que Ferlet présida pendant de longues années l’Association des amis d’Alphonse Daudet, et fut membre de la vénérable Académie de Nîmes et de l’Académie rhodanienne des lettres[16].


Le dernier argument retenu pour son élévation au rang d’officier de la Légion d’honneur est le rôle primordial qu’il a tenu dans la création du prix Chatrian destiné à récompenser une œuvre littéraire d’inspiration ferroviaire. Notre Métier en fait l’annonce le 12 juin 1950. Dédié à Alexandre Chatrian (1826-1890), petit employé puis chef de bureau à la Compagnie de l’Est, dont l’héritage littéraire, réalisé en collaboration avec Emile Erckmann (1822-1899), est une des richesses du patrimoine littéraire français, l’origine du prix repose sur un constat. Alors que les peintres cheminots ont chaque année la possibilité de concourir pour le prix Emile-André Schefer, créé en 1946 en mémoire du célèbre et regretté dessinateur du rail, et que les cheminots photographes peuvent s’exprimer à travers le concours annuel que leur réserve Notre Métier depuis 1948, l’équivalent n’existe pas pour les littéraires : « Ceux d’entre nous qui ont la plume pour "violon d’Ingres" sont moins favorisés. Notre Métier s’est toujours efforcé de leur ouvrir ses colonnes, mais ils n’ont pu bénéficier jusqu’ici d’aucune aide spéciale en matière d’édition ou de diffusion ». Sa fondation a pu être assurée grâce à la générosité du Chemin de fer Canadien Pacifique (CP), de la Société nationale des chemins de fer belges (SNCB), de la Société nationale des chemins de fer vicinaux belges (SNCV), de l'Office des chemins de fer algériens (OCFA), de la Compagnie des chemins de fer du Maroc (CFM) et de l’Office Central des chemins de fer de la France d’Outre-Mer (OFERFOM).


Doté de 50 000 francs, le prix Chatrian était décerné chaque année, sous le patronage de la Société des Gens de Lettres de France, par un jury composé d’écrivain et de personnalités des chemins de fer. Présidé jusqu’en 1966 par Pierre Descaves[17], celui-ci prit rapidement l’habitude de se réunir à Paris, au buffet gastronomique de la gare de l’Est, puis à partir de 1971, dans les salons du restaurant le Train Bleu de la gare de Lyon. Il était de tradition qu’un membre de l’Académie française et un membre de l’Académie Goncourt en fassent partie (à l’exemple de Maurice Genevoix et d’Armand Lanoux en 1972). Le premier lauréat en a été Charles Agniel, chef de gare principal à Sète, choisi parmi trente autres candidats pour son roman Les laboureurs de la nuit ; les derniers, en 1977, Jean des Cars et Roger Commault pour leur épopée des wagons-lits Sleeping story. Ferlet fut lui-même désigné en 1966 pour son recueil Les contes de ma mère le rail (jury présidé au pied levé par Louis Armand)[18].


Cette appartenance de Roger Ferlet au monde littéraire a largement contribué au rayonnement de La Vie du Rail. Jamais le titre n’a autant été cité qu’à travers lui. Les comptes rendus journalistiques portant sur ses romans – partagés y compris par Le Monde – s’accompagnaient presque toujours de l’évocation de ses fonctions professionnelles. Par répercussion, toute étape de la transformation et de l’essor du titre était régulièrement évoquée par la presse généraliste. Associé à un événement, son nom suffisait également à drainer un public de qualité. C’est l’époque où les grands noms de la littérature ne répugnaient pas à écrire pour le journal. A l’exemple de Maurice Genevoix qui accepte de porter son regard sur ses 500 premiers numéros (« Les 500 numéros de La Vie du Rail vu par un académicien : Maurice Genevoix », 25 juin 1950). Son action en faveur d’Alphonse Daudet participe aussi au mouvement.


Le 21 juin 1966, à quelques mois de son départ de retraite, Ferlet reçoit des mains de Pierre Descaves, gage de la réussite de La Vie du Rail, le diplôme « Prestige de France » qui, décerné annuellement par le Comité de France, a pour vocation « de reconnaître ceux qui contribuent au prestige de la France et à son rayonnement économique, industriel ou culturel ». La cérémonie, qui se tient au Relais gastronomique de la gare de l’Est, réunit représentants de la SNCF, emmenés par Roger Guibert, son directeur général, et personnalités du monde des lettres, notamment Roland Dorgelès, président de l’Académie Goncourt, André Maurois de l’Académie française, Jacques Duron, directeur des Lettres aux ministère des Affaires culturelles.

Sa double casquette d’homme de lettres et de chef d’entreprise prend tout son sens au moment d’organiser son départ en retraite fin 1966. Celui-ci donne lieu à deux manifestations distinctes destinées, l’une, au monde de la presse, des lettres et de la publicité (le 13 décembre dans les salons de l’Hôtel Terminus à Saint-Lazare), l’autre aux membres de la SNCF (le 20 décembre au Cercle international des Transports). A cette dernière, ont répondu présents, entre autres, André Ségalat, président, Roger Guibert, directeur général, Louis Armand, de l’Académie française, secrétaire général de l’UIC, Charles Boyaux et Philippe Dargeou, directeurs généraux honoraires. Dans son discours d’adieu, Guibert a parfaitement su exprimer cette dualité : « Je voudrais également féliciter notre ami Ferlet de ce qu’il est véritablement un homme heureux, un homme heureux parce qu’il a su mener de front et combiner deux métiers : le métier de cheminot et le métier d’écrivain. Ces deux métiers sont tellement imbriqués l’un dans l’autre que bien malin serait celui qui pourrait dire où est le violon d’Ingres, peut-être même pas lui-même… Dans son métier de cheminot, il a déjà satisfait ce besoin inné de tout homme qui est de créer, car il a créé une revue véritable. Il avait tous les dons qu’il fallait pour cela ; qu’il s’agisse de littérature, de technique, d’information, de sens social ou professionnel. Mais il a également créé une œuvre considérable d’écrivain, œuvre consacrée par d’innombrables prix. » Nommé ingénieur principal hors classe en 1966[19], il quitte la vie active en tant que directeur honoraire de La Vie du Rail.

Roger Ferlet décède le 2 février 1983 en son mas de la Vignasse, où il a continué sans relâche à célébrer la figure d’Alphonse Daudet, tout en continuant d’enrichir La Vie du Rail de ses critiques littéraires – sa dernière contribution paraît après sa disparition dans le n° 1880 du 10 février[20]. Il est inhumé au petit cimetière tout proche de Vallon-Pont-d’Arc.

Assurer l’indépendance financière de Notre Métier

En tant que bras droit de Louis Geoffroy (1946), puis de directeur en titre de Notre Métier (1948), Roger Ferlet n’a de cesse de rendre son journal financièrement indépendant à un moment où la SNCF, confrontée à ses propres problèmes (reconstruction), a d’autres soucis que de participer à son développement.


A cette fin, il impose aux cheminots de s’abonner au journal en renonçant à l’idée de le leur distribuer gratuitement comme il était de règle avant-guerre. Et s’il consent un temps de continuer à en autoriser gracieusement l’affichage dans chaque établissement, mesure qui avait été prise pendant le conflit pour les différents bulletins d’informations, il met définitivement un terme à cette pratique dès 1948[21]. Pour obtenir l’adhésion des cheminots, il met en place en 1946, d’accord avec la SNCF, un abonnement annuel payable mensuellement par prélèvement automatique sur leur solde et tacitement renouvelable[22]. En lissant la dépense sur toute l’année, ce système permet de rendre le prix de l’abonnement plus facilement acceptable, tout en s’assurant de la fidélité des souscripteurs, qui, pour se désengager, est contraint de notifier sa décision par écrit.